L’infirmerie de l’Abbaye de Sénanque
Les frères convers étaient des moines qui ne suivaient pas la Règle cistercienne. Ils étaient chargés du travail manuel aux champs et aux ateliers. Après avoir longé le bâtiment où logeaient les frères convers, Odéric entra dans la grande salle où s’alignaient d’un côté 5 lits vides, puis, au fond, un lit isolé par 2 tentures. Odéric s’approcha et écarta les tentures. Un homme reposait là sous un drap. Il respirait bruyamment et avec peine.
Odéric laissa retomber les tentures et ramassa un tas de vêtements sales et des draps qu’il emporta. Il traversa la pièce, sortit et se dirigea vers la laverie où il abandonna son paquet aux soins d’un frère convers. Silence. Aucune parole n’avait été prononcée, seuls quelques signes habituels pour dire : - bonjour - pose ça ici - besoin de quelque chose ? - non merci.
Comme il avait encore un peu de temps avant de rejoindre Frère Bertrand à l’infirmerie, Odéric décida d’aller faire un tour à la forge pour voir le travail des convers. Au passage, il s’arrêta pour contempler la roue du moulin qui tournait en faisant un bruit d’eau qui mousse et ruisselle. Il ressentait la fraîcheur de l’eau et la force du moulin, que les convers utilisaient à l’intérieur pour moudre les céréales avec la meule et pour forger avec le martinet (gros marteau à bascule) les pièces nécessaires à la vie monastique, poutrelles, clous, outillage agricole.
Ce matin-là, la forge ne fonctionnait pas et les bruits de l’activité de quelques frères convers s’échappaient du bâtiment et se perdaient dans le vallon, emportés par les eaux de la rivière, la Sénancole.
Quand on sonna None, Odéric sortit de sa contemplation et se dépêcha de rejoindre les frères à l’église pour la prière. Ensuite il retourna à l’infirmerie avec Frère Bertrand.
- Tu ne dois pas t’approcher de cet homme, Odéric. Je lui ai administré un électuaire (médicament présenté sous forme de confiture ou de sirop) confectionné avec les herbes que tu m’as apportées. En particulier l’hysope pour soulager le mal qui ronfle dans ses poumons. Mais ce n’est pas cela qui m’inquiète le plus.
Frère Bertrand expliqua que le malade était un frère de Silvacane, abbaye située au sud à une journée de marche. La peste noire était arrivée à Marseille au mois de novembre, en provenance de Gênes. Elle s’était déjà répandue dans une partie de la Provence.
- Tu vas faire une fumigation de bois d’eucalyptus, de branchettes de laurier et de genévrier. Il ne s’agit pas d’asphyxier ce pauvre moine. Alors, fumigation modérée de la pièce en laissant les tentures fermées.
Odéric sortit chercher les plantes entreposées à l’abri. Entendant le tac-tac-tac d’un rouge-queue en alerte, il se mit à chantonner dans sa tête tic tac tic tac tic tac. Jusqu’au moment où il se dit : le temps s’écoule régulièrement. Puis il pensa : un horloger est un seigneur du temps qui s’écoule régulièrement.
Évidemment c’était complètement idiot, Odéric le savait : actuellement les heures de jour étaient plus longues que les heures de nuit et cet hiver ce serait le contraire.
Et puis, il pensa : nuit, aube, Ste Aude, Aude… C’est alors qu’il se souvint de son amie Audrey. Elle disait que la Maison Bleue était bizarre et que le vieil horloger à la retraite n’arrêtait pas de dire Où ? quand ? comment ? À présent Odéric se souvenait bien. Audrey avait dit que le vieil horloger était un magicien.
Quand Odéric eut fini son travail, on entendit sonner Vêpres (la dernière heure du jour, au coucher du soleil). Les moines se rassemblèrent à l’église pour la prière. Puis ils allèrent prendre leur deuxième repas au réfectoire.