L’herboristerie de l’abbaye
Par un escalier en bois étroit, Odéric monta dans les greniers de l’abbaye où se trouvait l’herboristerie. Les parfums d’herbes aromatiques se mélangeaient en un bouquet d’odeurs de plantes séchées. Odéric s’arrêta un instant. Il n’avait jamais respiré un air aussi chargé d’odeurs fortes et agréables.
Il frappa dans ses mains devant l’une des portes et demanda en Provençal :
- Est-ce que je peux entrer, Frère Bertrand ?
Une voix claire répondit dans la même langue :
- Entre, Odéric.
Il est vrai que le silence est la règle dans une abbaye cistercienne. Mais d’une part, les novices n’étaient pas astreints à la règle aussi sévèrement que les moines. Et d’autre part, Frère Bertrand était un moine très particulier, aussi indiscipliné et rebelle que certains saints.
- Je ne t’ai pas vu à Laudes ce matin, dit-il distraitement.
- Heu… c’est-à-dire que… je ne crois pas en Dieu, répondit bizarrement Odéric, au lieu de se justifier en disant qu’il n’était arrivé à l’abbaye que Prime bien sonnée.
Frère Bertrand fit une remarque encore plus surprenante :
- Tu n’as nul besoin de croire pour être moine. Est-ce qu’on a besoin d’aimer la guerre pour devenir soldat ?
Odéric était fort étonné, mais également rassuré.
- Montre-moi ta récolte de plantes médicinales.
Odéric sortit de sa poche ce qu’il avait cueilli. Il posa sur la grande table en chêne les 5 feuilles veloutées de sauge et récita :
- Salvia, la plante qui sauve.
Frère Bertrand approuva de la tête.
Posant la tige de menthe, il dit :
- Mentha. Pulege (menthe pouliot) soulage la toux.
Nouvelle approbation.
Enfin, les 3 branchettes d’hysope.
- Hyssopus. Isope soigne les poumons.
Frère Bertrand approuva une nouvelle fois avec un sourire satisfait et regarda Odéric avec bienveillance.
- On ne m’a jamais attribué un novice aussi sérieux et perspicace que toi. Où as-tu donc appris à reconnaître les plantes ?
Odéric passa la main sous sa coule de novice et sortit son livre magique, qu’il posa fièrement sur la table, à côté des plantes. Frère Bertrand eut un léger sursaut qu’il maîtrisa aussitôt. Il ouvrit délicatement le livre et le feuilleta avec une attention mêlée de respect et d’admiration.
En fait, en 1348 et encore pendant une centaine d’années en Europe les livres imprimés n’existaient pas. Les premiers livres imprimés datent du 9e siècle en Chine. Ailleurs dans le monde, il n’y avait que des manuscrits, c’est-à-dire des livres écrits et illustrés (lettrines et enluminures) à la main. Écrire un livre pouvait prendre une année à un moine copiste.
- Où as-tu volé ce livre ? dit tranquillement Frère Bertrand, sans lever les yeux vers Odéric.
- Je ne l’ai pas volé. Je l’ai trouvé dans le grenier.
Frère Bertrand regarda Odéric droit dans les yeux.
- L’abbaye de Sénanque ne possède pas d’exemplaire de l’Antidotarium Mesuae, ni à la bibliothèque, ni dans les greniers, ni nulle part.
- Ce n’est pas ici, c’est dans le grenier de la Maison Bleue.
Odéric rougit en comprenant qu’il était en train de raconter des mensonges pour se sortir d’ennuis. Pourquoi j’ai dit Maison Bleue ? se demanda-t-il.
Frère Bertrand était retourné à la lecture du manuscrit, rédigé en latin car le livre magique s'était transformé encore une fois, comme s'il s'adaptait à chaque époque. Captivé par sa lecture, Frère Bertrand hochait la tête, chuchotait des mots qui semblaient sortis parfois d’un livre de botanique, parfois d’un livre de médecine. Au bout d’un moment, il releva la tête.
- Ce livre est très étrange : l’exemplaire que j’ai consulté à l’Abbaye de Cîteaux ne contient pas toutes ces illustrations.
- C’est un livre magique !
- Attention à ce que tu dis, Odéric. Ne va pas mêler le diable à la médecine. Ce livre a dû être recopié par un moine botaniste qui l’aura illustré.
Songeur, frère Bertrand ferma le livre, le prit, se dirigea vers le meuble de rangement qui occupait la totalité de l’un des murs tout en longueur de l’herboristerie. Il ouvrit l’un des tiroirs du haut dans le coin gauche, déposa le livre et referma le tiroir avec une clef qui disparut dans l’une des poches de son habit blanc et noir.
Frère Bertrand revint tranquillement vers Odéric et le regarda en silence. Son regard disait : malin comme tu es, je pense que tu as compris.
Odéric soutint le regard du moine envahit par une seule pensée : ce livre n’a jamais existé ou sinon, il a disparu et personne ne doit savoir.
Odéric récita humblement :
- Si on me demande, ce manuscrit n’a jamais existé, Frère Bertrand.
Puis, il bredouilla :
- Je n’ai jamais vu cet exemplaire de l’Antidotarium Mesuae que vous m’avez confisqué.
Un généreux sourire envahit le visage de frère Bertrand qui déclara chaleureusement :
- Odéric, tu es le novice le plus intelligent que je connaisse. À partir de maintenant, tu es mon assistant. J’en parlerai à l’abbé pour que tu sois traité comme il se doit dans la sécurité de ce monastère et à l’extérieur, dans un monde cruel et sans pitié que Dieu semble avoir abandonné.
Odéric était sonné comme s’il avait reçu la foudre. Lui, simple novice tout juste arrivé à l’Abbaye de Sénanque, il était devenu l’assistant de Frère Bertrand ! Et c’est un fantôme qui sortit machinalement de l’herboristerie.
Juste à temps, il entendit la voix forte de Frère Bertrand :
- Attention à l’escalier !
Cloître de l’abbaye cistercienne de Sénanque
Une fois en bas, Odéric sortit et s’en alla faire quelques tours de cloître pour se remettre de ses émotions. Il parcourut plusieurs fois d’un pas rapide, sous les voûtes, les 4 côtés de la cour. Il savait bien qu’aucune des 7 granges, ni des 4 moulins de l’abbaye de Sénanque ne s’appelait la Maison Bleue. D’où pouvait bien lui venir cette idée bizarre ? Le grenier de la Maison Bleue. En rêve, il revit une poutre et un livre poussiéreux, mais rien d’autre. Il lui sembla qu’il n’était pas tout seul. Mais avec qui était-il donc ? Ensuite, il ne se rappelait plus rien.
Bientôt on sonna Tierce (la troisième heure du jour) qui rassemblait les moines à l’église pour la prière. Ensuite, ils iraient prendre leur repas au réfectoire.