Carpentras

L’abbaye de Sénanque est installée dans un vallon tranquille pas très loin de Gordes.

La ville de Carpentras est située au nord, dans le Comtat Venaissin, à moins d’une journée de marche de Sénanque.

Avignon, à une journée de marche de Sénanque, était une cité état dirigée par le pape Clément VI. De l’autre côté du Rhône s’étendait le royaume de France appartenant au roi Philippe VI de Valois.

Carpentras, dirigée par les évêques du pape, était devenue la riche capitale du Comtat Venaissin, région à blé qui appartenait aux papes d’Avignon. Une importante communauté juive vivait en paix dans la ville, jusqu’à l’arrivée de la peste en Provence en ce début d’année 1348.

Ainsi le mercredi 23 avril, Frère Bertrand et Odéric arrivèrent à Carpentras, quand ils entendirent sonner None. Le cimetière de Saint-Siffrein, où se tenait habituellement un grand marché, était sinistre. Avant l’arrivée de la peste, une foule nombreuse circulait entre les étals d’environ 200 marchands.

Jour de foire

Jour de foire, par Barthélémy l’Anglais, 13e siècle

Mais en cette fin d’après-midi, seuls allaient et venaient des gens chargés d’enterrer les morts dans une grande fosse commune, sans sépulture, ni famille, ni amis pleurant leur disparition.

Frère Bertrand fut pris d’un sentiment de pitié et, dans un élan de solidarité, décida d’improviser un office divin à la mémoire des mortels gisant là, entassés les uns sur les autres, avec chaque fois un peu de terre jetée à la hâte.

- Ne suis-je pas un serviteur de Dieu, s’exclama-t-il.

Ce qui fit sursauter Odéric, qui se demandait où ils allaient pouvoir dîner et passer la nuit.

Quand il n’y eut plus de nouveaux cadavres à jeter dans la fosse, Frère Bertrand officia en présence d’Odéric. Ils étaient les deux seuls êtres vivants sur les lieux, tout le monde étant parti précipitamment, dès la dernière pelletée expédiée.

Un peu plus tard, ils arrivèrent devant une belle demeure au centre de la ville, au moment où on entendit sonner Vêpres. Frère Bertrand signala sa présence et se présenta. Suivi d’Odéric, très impressionné, il fut conduit auprès de son ami Salomon ben Gerson, un médecin juif de grande réputation, qui avait fait ses études avec Frère Bertrand à l’Université de Montpellier.

Ils se saluèrent avec beaucoup de respect et d’affection. Puis, au lieu de raconter leurs aventures, Frère Bertrand s’inquiéta :

- J’ai constaté au cimetière que la peste frappe sans répit à Carpentras.

- C’est un grand malheur, en effet, confirma le médecin. Juifs et catholiques, nous avons l’habitude d’enterrer nos morts. Pourtant, au lieu de cela, pour tenter d’enrayer l’épidémie, nous devrions brûler les cadavres pestiférés, au lieu de les enterrer.

Frère Bertrand sourit en entendant ces propos sacrilèges.

Le médecin ajouta :

- Les gens meurent tous les jours. On ne sait pas que faire des cadavres qui s’accumulent. Et comme il n’y a plus personne pour s’en occuper, les officiers du pape réquisitionnent des prisonniers. Mais, enfin, il semble que l’épidémie commence à ralentir en Avignon.

Frère Bertrand expliqua qu’il n’avait qu’un seul malade à l’abbaye de Sénanque. Pour tenter de lutter contre la peste, le médecin lui conseilla de brûler les vêtements et les draps du malade.

On pouvait lire dans les yeux d’Odéric, resté silencieux, l’effroi que procure la vision du diable. Une frayeur bien plus grande que celle des loups. Il venait de se rendre compte qu’il avait manipulé le linge sale de l’infirmerie. Et il l’avait porté à la laverie au lieu de le brûler. Mais comment aurait-il pu deviner ?

Le médecin regarda Odéric. Puis il ajouta en regardant à nouveau Frère Bertrand :

- Qu’as-tu administré à ton malade ?

Frère Bertrand énuméra les composants de sa recette pour guérir les poumons. Le médecin juif approuva.

- Simple médecine, il faut faire simple. Tu supprimes la sauge, qui sera utile plus tard si le patient est toujours en vie au-delà de 5 jours. Tu ajoutes quelques plantes dans les proportions que je t’indique.

Le médecin précisa les plantes et les proportions. Frère Bertrand approuva de la tête. Puis il remercia chaleureusement son ami. Celui-ci regarda Frère Bertrand d’un air grave et dit :

- On s’en prend aux Juifs dans le Sud. Les gens ont peur, il leur faut un bouc émissaire. Dans la nuit du 13 au 14 avril, des troubles ont éclaté à Toulon : 40 Juifs ont été tués et leurs maisons pillées. On peut s’attendre au pire dans toute la Provence, à Apt, Forcalquier, Manosque, Saint-Rémy-de-Provence.

- Il faut que le pape intervienne. Je connais l’un de ses cousins, nommé cardinal. Cependant, il faut que je rentre d’abord à Sénanque préparer ta médecine pour mon patient.

- Sa vie est entre les mains de Dieu. Le temps de rentrer, ou il aura survécu ou il sera mort. De nombreuses autres vies dépendent de toi à présent.

Frère Bertrand fixa son ami quelques instants et conclut :

- Dans ce cas, je pars dès maintenant pour Avignon.

- À cette heure ? Avec la nuit qui vient, il n’est pas question de sortir de la ville. C’est bien trop dangereux. Vous êtes les bienvenus chez moi, toi et ton assistant.

Finalement, Frère Bertrand accepta le souper et offrit des herbes médicinales fraîchement cueillies à son ami médecin, qui lui donna en retour quelques plantes rares venues d’Orient.

Souper chez le médecin juif