Et après ?

- On a rêvé, dit Kévin d’un air déçu.

- Un beau rêve, tout de même, confirma Audrey.

Comme elle enfonçait sa main dans la poche de son pantalon, elle sentit le papier qu’elle avait glissé machinalement, un moment plus tôt. Elle le sortit, le déplia, lut ce qui était écrit. Puis elle le passa à Kévin en lui disant :

- Surtout, ne dis rien. Tu lis, c’est tout.

Kévin lut et sauta de joie en criant :

- C’était vrai ! c’était vrai ! On est bien allés en Avignon au temps des papes.

Sur la feuille de papier fabriquée au 14e siècle, dans une belle écriture, s’alignaient les mots de la recette de l’Antidotaire Mésué.

- Tu vois, Kévin, c’est bien l’écriture de Pierre Roger de Beaufort. C’est lui que j’ai soigné avec le calendula. Malheureusement, quand il m’a donné la recette, c’était trop tard : tu étais déjà reparti pour Sénanque, du moins c’est ce que je croyais.

Ils étaient très étonnés et plutôt déconcertés. Comment comprendre qu’ils aient pu voyager dans l’espace et dans le temps pour aller si loin dans le temps, en 1348 ?

Au bout d’un moment de silence, Kévin proposa :

- Et si on allait voir ce qu’il est devenu ? Pierre Roger de Beaufort.

- En Avignon ? s’inquiéta Audrey.

- Non... sur Internet.

Ils allèrent consulter Internet pour apprendre ce qui était vraiment arrivé dans le passé et, les souvenirs revenant au fur et à mesure, ils se racontèrent leurs folles aventures. Ainsi ils trouvèrent confirmation d’un certain nombre de choses, même si d’autres restaient mystérieuses.

Pierre Roger de Beaufort (1329-1378) est devenu pape en 1370 sous le nom de Grégoire XI.

Kévin et Audrey exprimèrent leur surprise. Audrey dit :

- Tu vois, c’est bien lui. Il était amoureux de moi. Je crois.

Guy de Chauliac arrive au palais des Papes afin de soigner les malades de la peste. En 1348, le pape Clément VI autorise l’autopsie publique des cadavres de pestiférés afin d’essayer d’arrêter ce fléau. Cette mesure permet à Guy de Chauliac d’être parmi les précurseurs de la dissection humaine dans un but médical. Ayant attrapé la peste, il s’est soigné en incisant lui-même les bubons.

- Ah oui, c’est lui qui nous a emmenés à Villeneuve. On l’a rencontré quand on repartait d’Avignon pour l’Abbaye de Sénanque.

En juin 1348, la peste arrive à Venise et Paris.

Le 9 juin, le pape Clément VI achète Avignon à la reine Jeanne 1re de Naples.

- Tu te rends compte, Kévin, à cette époque une reine, un roi, un pape pouvait acheter une ville comme Avignon.

- La France, était découpée en royaumes aux mains de quelques princes et princesses, ajouta Kévin d’un air dégoûté.

- Pareil pour tous les pays en Europe.

Le 4 ou 6 juillet et le 26 septembre, le pape Clément VI proclama une bulle en faveur des Juifs, accusés de disséminer la peste.

- Une bulle ? s’étonna Kévin.

- Une bulle de savon ? se moqua Audrey.

Ils cherchèrent ce que voulait dire ce mot bizarre.

Au Moyen-Âge, une bulle du pape était une lettre marquée du sceau pontifical, une boule de plomb. Souvent cette lettre accordait des privilèges qu’on pouvait obtenir en déposant une supplique (une demande) auprès de la Chancellerie, où travaillaient les notaires du pape.

Les 2 bulles du pape avaient pour objectif de protéger les Juifs, mais les massacres ont tout de même continué.

Très excité, Kévin s’exclama :

- C’est bien grâce à Frère Bertrand ! On est allés voir le cardinal Bernard de La Tour pour qu’il intervienne auprès du pape. Tu comprends, c’est le médecin juif de Carpentras qui...

Audrey protesta qu’elle n’y comprenait rien. Alors Kévin se calma et lui raconta leur aventure : avec Frère Bertrand, je ramassais des plantes médicinales quand des soldats sont arrivés...

Quand il eut fini d’expliquer, ils retournèrent sur Internet.

Clément VI a été pape à Avignon de 1342 à 1352.

Les travaux au Palais des papes se sont achevés en 1351.

Le cardinal Etienne Aubert a succédé à Clément VI, devenant le Pape Innocent VI (1352-62).

- C'est l'oncle de Bertrande et Pierre de Monteruc, s'exclama Audrey. J'habitais chez lui au Palais d'Albano, avant de déménager pour le Palais des papes à cause de la peste.

- Et l’abbaye de Sénanque ?

Kévin chercha sur Internet.

L’Abbaye Notre-Dame de Sénanque est fondée en 1148, dans un étroit vallon de 1 km de long et de seulement 300 m de large, où coule la Sénancole. C’est la 4e abbaye cistercienne fondée en Provence, après Le Thoronet, Aiguebelle et Silvacane. L’abbaye est achevée en 1220.

Du 12e au 13e siècle, l’abbaye devient très riche, possédant 4 moulins, 7 granges, un hôpital à Arles, plusieurs maisons à L’Isle sur la Sorgue, Cavaillon, Carpentras, Marseille, une ferme à Maussane, un hospice à Pernes les Fontaines. Les troupeaux de l’Abbaye ont droit de pâturage du Mont Ventoux à Sisteron.

La situation de l’abbaye se dégrade au 15e siècle. Elle est en ruine en 1444.

Dans la liste des abbés, ils trouvèrent :

Pierre VI Clément de Mez d’Argentan de 1328 à 1349.

Bertrand III de 1349 à 1356.

- C’est Frère Bertrand, c’est Frère Bertrand, s’écria Kévin.

Et il expliqua à Audrey comment il avait su qu’il serait probablement le prochain abbé, celui qui dirige l’abbaye.

- Quand on est arrivé au Palais des papes, on a rencontré le cardinal Bernard de la Tour...

Après plusieurs trêves à cause de la peste, la guerre de Cent Ans reprend en 1355.

Ils trouvèrent encore d’autres informations, en particulier les généalogies des différentes familles qu’ils avaient connues, comme Les Aubert, les Roger de Beaufort, les Monteruc. Mais ils relevèrent de nombreuses contradictions, confirmant ou infirmant ce qu’ils découvraient sur Internet.

Au bout d’un moment, Audrey protesta :

- Si on est revenus ici, dans le jardin de la Maison Bleue, à notre époque, c’est bien grâce à moi.

Et elle expliqua à Kévin comment elle avait été en possession de la recette magique.

- Tu comprends, quand j’ai soigné Pierre Roger de Beaufort qui avait été blessé en voulant donner à manger à la lionne…

- La lionne ?

- Oui la lionne, laisse-moi parler Kévin. Comme il s’étonnait que je connaisse les vertus du calendula, j’ai été obligé de lui raconter des histoires et voilà qu’il me dit connaître l’Antidotaire Mésué...

- Alors tu lui as demandé de recopier la recette, l’interrompit Kévin.

- Sûrement pas ! Bon, laisse tomber.

Audrey, vexée ne voulut plus rien dire de plus sur son aventure et Kévin n’osa plus rien dire non plus.

En recherchant des informations sur l’Antidotaire Mésué, ils furent étonnés de ne rien trouver, alors que les renseignements sur les plantes, qu’ils avaient lus dans le manuscrit, semblaient provenir plutôt du Platéarius. Encore un mystère.

Alors, ils recommencèrent à évoquer leurs souvenirs. Chacun complétait en fournissant les explications que l’autre ignorait. Et cette fois, il n’y eut plus de complications. Par magie, tout était devenu beaucoup plus clair, plus simple à dire et à comprendre.

Quand ils comptèrent qu’ils avaient vécu 4 jours là-bas, à l’abbaye de Sénanque, à Carpentras, en Avignon et à Villeneuve, au temps des papes, ils furent très étonnés qu’il se soit écoulé seulement quelques minutes ici, dans le jardin de la Maison Bleue, à notre époque. Ce qui expliquait que personne ne s’était aperçu de leur absence.

En effet, le soir était tombé sur cette belle journée de printemps et Karine, la petite sœur de Kévin, avait surgi dans la chambre. Surprise, elle s’exclama :

- Ah, vous êtes là ? Je croyais que vous étiez en train de lire dans le jardin. Mais comme il n’y avait plus personne, je suis venu voir.

Les voyant occupés à l’ordinateur, elle n’osa pas parler de son livre, d’Avignon et de la peste. Elle le posa sur le lit et regarda ce qu’ils faisaient sans rien dire.

Ils échangeaient des souvenirs incompréhensibles entre deux consultations d’Internet.

Comme elle s’ennuyait, elle consulta sa montre et dit que c’était le moment de passer à table.

Audrey s’apprêtait à partir quand, sortant de la cuisine, la maman de Kévin et Karine s’étonna :

- Ah, tu es là Audrey ? Tu n’as qu’à rester manger avec nous. Je passe un coup de fil à tes parents.

Audrey allait objecter : Mais, j'habite juste à côté...

Mais au lieu de cela, elle jeta un coup d’œil à Kévin, ce qui déclencha un nouveau fou rire. Du coup, Karine se mit à rire aussi et la maman de Kévin et Karine leur dit :

- Mais qu’est-ce que vous avez tous à rire comme ça ? Je n’ai tout de même pas attrapé la peste !

Kévin dit alors :

- En Avignon ?

Et Audrey, impertinente :

- Au temps des papes ?

N’en pouvant plus de rire, Kévin partit vers la salle à manger, suivi d’Audrey qui riait comme une folle et Karine, que le spectacle amusait beaucoup, si bien qu’elle applaudissait en sautant.

Personne n’entendit la maman de Kévin et Karine dire :

- Qu’est-ce qu’ils ont tous, je n’y comprends rien.

Le temps qui passe...